Jacquemort parmi les ombres

La nuit venait de tomber sur le royaume de Rune-Midgard. La lune et les étoiles guidaient mes pas en ce lieu sinistre et maléfique, grouillant de goules, de chauves-souris vampires et de chevaux fantômes. J'avançais, retenant mon souffle, au coeur des terres hantées, seul, apportant un peu de droiture et de piété au milieu de ces monstres. "Avec mon épée, quand il le faut !" telle était ma devise.
Un hennissement et le claquement de sabots sur le sol tourbeux me tirèrent de ma rêverie. Un cheval fantôme ! Je m'avançai bravement au-devant de la bête, ou, devrais-je dire, du monstre, et brandis mon fidèle compagnon : mon sabre, qui semblait luire d'une sourde colère devant le démon. Le coeur à l'unisson des sentiments de mon arme, je provoquai le cheval fantôme... en un duel à mort ! "En garde, créature infernale ! Et que la volonté de Dieu s'accomplisse par mon bras vengeur !"
Il se rua sur moi et le combat s'engagea : j'adoptai ma posture favorite, le bouclier tenu devant moi et assez haut, prêt à parer toute attaque, et fis une ardente prière, tout en traçant le signe de croix sur l'infâme créature. Dieu m'entendit : mon signe de croix sembla transpercer le corps translucide et rougeâtre de mon adversaire d'une lumière sacrée. Cependant, le monstre m'assaillait de toute sa puissance, me jetant de terribles ruades et tentant de me mordre ! Il invoqua une puissance infernale pour me maudire, et je me crus perdu : par un enchantement diabolique, une faux tournoyante apparut au-dessus de ma tête, et je sentis mes mouvements perdre toute vigueur et toute rapidité. Voulant m'écarter du démon, je tentai de reculer, mais, horreur ! Je ne pouvais plus marcher qu'à grand'peine, toute retraite m'était impossible ! Je rassemblai mes forces et attaquai à corps perdu, portant de vigoureux coups d'épée. Mais ceux-ci ne faisaient que traverser son corps immatériel sans l'atteindre ! Il fallait que Dieu me vienne encore en aide : je le suppliai d'assister son serviteur, et traçai de nouveau, par deux fois, le signe de croix sur mon diabolique adversaire : tout son corps frémit violemment, puis disparu comme une brume du monde des vivants. Presque aussitôt, le maléfice qui engourdissait mes membres cessa et je retrouvai la liberté de mes mouvements. Le combat qui venait de faire rage n'avait duré que quelques instants, mais je me sentais fourbu et contusionné de toutes parts. Un immense soulagement m'envahit, celui de n'avoir pas été maudit à jamais, ni abandonné par le Père Tout-Puissant. J'avais vaincu une incarnation du Mal ! S'était-il enfui ou était-il mort ? Je n'aurais su le dire. Sur le sol à mes pieds, gisait un fer à cheval, abandonné par le monstre au cours du combat. Je le ramassai en guise de souvenir.

Jacquemort reprit brutalement conscience dans la rue principale d'une ville familière. Ses souvenirs étaient plus que brumeux, ils lui semblaient inaccessibles, du moins pour le moment. Se passant la main sur le visage, il tenta de comprendre. Que s'était-il passé ? Alberta. Le nom de cette ville lui revenait. Je suis à Alberta, énonca-t-il mentalement. Le cours de sa vie reprit, lentement d'abord, puis les souvenirs se précipitèrent dans son esprit si vite qu'ils semblèrent lui lacérer le crâne de leur flot impétueux. Il se préparait à partir en expédition contre les hordes de monstres démoniaques qui peuplent Niflheim, quand il avait senti le sommeil le gagner. Puis, cet éveil. Le temps avait passé. Il aborda la jeune femme en uniforme qui s'inclinait devant les passants avec un sourire machinal. Elle se rappelait de lui, et accepta sans difficulté de lui restituer les objets qu'il lui plairait parmi ceux qu'il avait stockés auprès de la Compagnie. Tant mieux, pensa-t-il, ça va me simplifier la tâche. Tout d'abord, je dois essayer de retrouver quelqu'un de connaissance, pour me mettre au courant et tenter de comprendre ce qui m'est arrivé.
-Vous avez été victime d'un "coma spirite", déclara le médecin. C'est ce qui arrive à un personnage qui n'est plus visité par son âme. C'est fréquent, mais le vôtre a été exceptionnellement prolongé. Vous vous remettrez vite, mais au début vous risquez de vous sentir maladroit au combat; il faut du temps pour que l'âme se familiarise de nouveau avec vous.
-Ah. Je vois. Bien, je vais de ce pas prendre un peu d'exercice. Je suppose qu'il y a toujours de ces horribles fantômes de vent, dans la crypte de Glastheim ?
Jacquemort se leva dans un cliquetis de ferraille, et marcha vers sa nouvelle vie.

- "Hé, l'ami ! Veux-tu des fruits ? Pommes, bananes, j'ai tout ce qu'il te faut ! Des vitamines, pour le guerrier !"
Jacquemort haussa simplement les épaules en passant près du vendeur à la criée. "Des vitamines, pensa-t-il. Et puis quoi encore ? Je suis vigoureux, mais en ville, ceux qui ne courent pas en tous sens sont toujours pris pour de piètres guerriers. Ce n'est pourtant pas en courant vainement qu'on se fortifie !"
Tout en traversant le marché, il scrutait les étales de marchandises. Un objet attira son regard. "Une carte de Cramp ? Ce sale petit rongeur ne me l'a jamais donné. Combien en veux-tu, marchand ? Vingt milles ? C'est bon, je l'achète. Elle ira à merveille dans mon nouveau casque."
Jacquemort empocha la carte et poursuivit son chemin. "Ah, la ville. C'est toujours pareil. Je viens pour affaires, juste passer à la Compagnie ou chez le forgeron, et puis ce marché est si gai que je me laisse tenter à chaque fois."